Retraite étonnante

FAIRE VIVRE UN PATRIMOINE UNIQUE

Publié en août 2023 

De sa carrière à l’Etat du Valais, Jean-Charles Moret ne conserve qu’un lointain souvenir. A son bel âge, il préfère évoquer ce qui occupe son temps libre depuis des années : la revalorisation des ouvrages militaires. Visite guidée du fort de Litroz niché au coeur de la vallée du Trient.

En ce lundi de juin 2023, entre Trient et Le Châtelard-Frontière, Jean-Charles Moret se fraye un chemin dans la pente aux herbes rebelles qui rendent glissant l’accès à une formidable machine à remonter le temps. Le Martignerain de 85 ans s’apprête à nous faire découvrir, en compagnie de son fils Jean-Christophe, un des lieux mythiques qu'il affectionne. Une dizaine de minutes plus tard, après avoir franchi une lourde porte dissimulée au coeur de la montagne, nous pénétrons dans le fort de Litroz.

Nous voici en 1940 : les Allemands occupent déjà la France voisine. Pour assurer la défense du pays, la Confédération fait construire en
urgence des ouvrages militaires tels que celui que nous visitons.

Bâti dans une caverne naturelle, le fort de Litroz accueillait une quinzaine d’hommes. Ils étaient difficiles à repérer et stratégiquement placés pour couper toute entrée sur le territoire helvétique à l’aide de tirs bien placés. « Ce canon d’infanterie pointe sur la route reliant Martigny à Chamonix. Les obus sont là. Tout est en état de fonctionnement. Bien sûr, aujourd’hui, cela ferait désordre d’en faire usage », s’amuse Jean-Charles Moret.
C’est du boulot ! Si on ne graisse pas les armes, elles rouillent. Il y a des réparations à effectuer, il faut passer un coup de balai de temps en temps et il y a aussi les visites à accompagner.

Jean-Charles Moret

Conservateur de forts militaires

POUR L’ASPECT HUMAIN


L’intérêt de la visite réside autant dans la remarquable préservation de l’armement qui se trouve ici que dans la reconstitution de cette période historique. « C’est l’aspect humain que nous avons voulu mettre en avant », précisent d’une même voix Jean-Charles et Jean-Christophe Moret.

Cela se vérifie dans les moindres détails comme en témoigne le téléphone d’un autre âge qui côtoie de la vaisselle et des habits mal rangés. Pour un peu, on croirait apercevoir un soldat préparer la tambouille pour « l'équipage ». C’est ainsi que l’on désignait la garnison de ces fortifications d’un genre particulier, en référence à


leur conception et à leur organisation, très similaires à celles d’un sous-marin.

Un peu plus loin, de vieux exemplaires de L’Illustré traînent sur un tabouret. Un clin d’oeil évocateur qui fait écho à l’humour pince-sansrire de Jean-Charles Moret. C’est à la suite d’un article paru dans le magazine romand que l’idée de réhabiliter des forts militaires a pris forme. « On était à l’apéro avec Jean-Christophe quand on a lu que l’armée s’apprêtait à vendre des ouvrages de montagne. On s’est dit pourquoi pas ? On a écrit sans trop y croire. En 1993, on a acheté un premier fort, celui de Champex. »
Sale de costumes d'un fort

UN INVESTISSEMENT BÉNÉVOLE


Trente ans plus tard, le Valaisan consacre toujours la plupart de son temps libre à la valorisation de ce patrimoine unique. « C’est du boulot ! Si on ne graisse pas les anciens canons d’artillerie, ils rouillent. Il y a des réparations à effectuer, il faut passer un coup de balai de temps en temps et il y a aussi les visites à accompagner. » Il se réjouit d’autant plus de bénéficier d’une liberté supplémentaire depuis qu’il est retraité. « A part qu’on devient vieux, ce qu’il y a de bien à la retraite, c’est qu’on fait ce qu’on veut. Je marche tous les jours, j’embête ma femme Gilberte et, bien sûr, je m’occupe de l’entretien des forts. »

L’acquisition de ces lieux historiques reste étonnamment abordable. Le fort de Litroz, avec son équipement de base et les 10 000 m2 de terrain alentour a été acheté, en 2002, pour 1300 francs ! C’est la valorisation de l’ouvrage qui exige des moyens. Elle ne pourrait se réaliser sans l’investissement de bénévoles passionnés


prêts à partager énergie et compétences pour faire vivre ces ouvrages, aussi mystérieux qu’instructifs.

Pour l’épauler, Jean-Charles Moret bénéficie de l’appui de son fils, archéologue de métier et guide conférencier du patrimoine. Il a également fondé deux associations, Pro Forteresse et Fort Litroz, afin de gérer les ouvrages acquis respectivement dans les régions du Grand-Saint-Bernard et de la vallée du Trient. La première association compte 80 membres et regroupe 55 ouvrages. La seconde est forte d'une trentaine de membres et du même nombre d’ouvrages. Quant à sa vie d’avant, le Martignerain se montre peu loquace. « Ce que je faisais ? Rien à voir », glisse-t-il dans un demi-sourire taquin, avant de se contenter d’une réponse laconique : « Je travaillais au Service de la signalisation des routes du canton. »
Plus d’infos : https://www.fortlitroz.ch/

Le Fort est visitable en tout temps sur réservation préalable, dès 10 personnes. Inscriptions auprès de Jean-Christophe Moret : 079 903 61 45.

FORTS MILITAIRES : UN AVENIR LIMITÉ

Avec plus de 20 000 fortifications souterraines pour une superficie de 41 285 km2, la Suisse possède la plus importante densité de fortifications au monde. Leur usage originel étant devenu obsolète et leur entretien trop coûteux, la quasi-majorité de ces ouvrages se perdent dans l’oubli après avoir été murés par l’armée. Certains d’entre eux sont réhabilités par des associations, comme celles de Fort Litroz et Pro Forteresse initiées par Jean-Charles Moret, qui préservent ainsi un patrimoine historique exceptionnel.

Quelques forts sont aussi rachetés par des sociétés privées qui les destinent à des activités de loisirs. En Valais, par exemple, celui de Vernayaz a été transformé en Escape Room. Enfin, les plus grands forts, qui se trouvent essentiellement sur le Plateau, servent parfois d’abris à des data centers pour le compte de multinationales désireuses de stocker leurs données dans un endroit sûr et discret.